Pour Laurent Dandrieu de Valeurs Actuelles, élu pour remettre de l’ordre dans l’Église catholique, François la laisse plus divisée et troublée que jamais. Non sans avoir profondément renouvelé son visage.
La renonciation surprise de Benoît XVI, le 28 février 2013, avait laissé l’Église en plein désarroi : outre qu’elle la plaçait dans une situation inédite depuis 1415, elle était l’aboutissement d’une série de crises qui faisaient de la réorganisation de l’Église la mission prioritaire du nouveau pape. Cette nécessité fut l’une des clés de l’élection, non moins inattendue, de François. Douze ans plus tard, à la mort du pape argentin, le désarroi n’est pas moindre, et l’Église n’apparaît pas vraiment en meilleur état qu’au début d’un pontificat prodigue en polémiques, qui a été avant tout source de profondes divisions et de nombreuses confusions. Tentons ici l’esquisse d’un bilan.
Une personnalité complexe et difficile
Inconnu du grand public à son élection, Jorge Mario Bergoglio a suscité au début de son pontificat ce qu’il faut bien qualifier de “Franciscomania”. En affichant simplicité et humilité, parlant un langage direct de curé de campagne, n’hésitant pas à décrocher son téléphone pour répondre aux demandes de simples fidèles, François a su se rendre immédiatement populaire – popularité particulièrement marquée auprès des non-catholiques et des médias, pourtant généralement hostiles à l’Église. Télérama célébrait « un pape qui dépote», le Point « un pape sans la pompe». Le tableau s’est pourtant rapidement contrasté. Si les premiers essais publiés saluaient Un pape pour tous, le Pape des pauvres ou même François, la divine surprise, quelques années plus tard pouvaient paraître un essai à succès sur le Pape dictateur, quand un autre dénonçait au contraire une Françoisphobie. En cause, une politique clivante, mais aussi un caractère et une gouvernance beaucoup moins doux qu’on ne l’avait auguré. Le soir de son élection, un prélat de la Curie, en entendant son nom place Saint-Pierre, fit un malaise, tant il avait eu l’occasion de tester sa brutalité. Bipolaire, imprévisible, autoritaire, François était coutumier des colères homériques et même ses soutiens reconnaissaient qu’il faisait régner au Vatican un « climat de terreur ». Ses vœux annuels aux cardinaux étaient devenus une habituelle volée de bois vert. Ce sera l’une des clés de sa succession : l’envie profonde, au sein de la Curie, d’élire un successeur au caractère plus aimable et bienveillant.
Pauvreté et pouvoir
Ce pontificat aura été profondément marqué par une plus grande attention pour ce que François appellait les « périphéries de l’existence», pour la pauvreté matérielle, spirituelle ou existentielle. Dès son accession au trône de Pierre, François, qui a emprunté son nom de pape au « poverello», François d’Assise, ancien riche qui s’était dépouillé de tout, a rêvé à voix haute d’une « Église pauvre pour les pauvres ». François avait joint le geste à la parole en refusant d’occuper le spacieux appartement papal au profit d’une suite plus modeste à la résidence Sainte-Marthe, où évêques et laïcs de passage pouvaient le croiser à la machine à café, et en adaptant un mode de vie très simple, où prière et travail occupaient tout son temps. C’est une évidence : le pape François n’avait aucune attirance pour les biens de ce monde. Détachement qui n’excluait pas un véritable goût du pouvoir, qui se traduisit par une incapacité notable à déléguer et à faire confiance, et par l’habitude de gouverner seul.
Un exercice personnel du pouvoir
C’est l’un des nombreux paradoxes de François : il aura passé un temps considérable à réformer la curie, tout en se passant très largement d’elle pour gouverner. La réorganisation de l’Église, qui aura essentiellement constitué en une simplification de l’organigramme, aura été presque universellement jugée décevante – y compris par le pape, qui ne sera pas gêné pour critiquer l’inefficacité de la nouvelle organisation de la communication romaine, qu’il avait pourtant lui-même mise en place… Au quotidien, François n’aura cessé de passer par-dessus cette Curie censée l’assister, publiant ses textes sans consulter les experts, multipliant les annonces que les principaux concernés apprenaient par les médias. C’est seul, entouré d’un petit cercle de fidèles, qu’aura gouverné ce pape qui avait pourtant érigé en grand projet de son pontificat la synodalité, c’est-à-dire une gouvernance décentralisée de l’Église. Cette synodalité aura constitué l’un des principaux champs de bataille du règne, certains y voyant l’avenir d’une Église plus simple et plus proche des fidèles, l’autre la voie d’un inéluctable déclin, d’une confusion doctrinale et d’un affadissement du message d’une Église trop soucieuse de se concilier les bonnes grâces de l’opinion et de s’aligner sur l’air du temps. Le paradoxe est en tout cas patent : cette politique de décentralisation aura été lancée au cours du pontificat le plus autoritaire et le plus centralisé depuis le XIXe siècle, qui n’aura cessé de priver les évêques de nombre de leurs prérogatives, rapatriées à Rome, comme sur la question traditionaliste.
La guerre au traditionalisme
C’est l’un des points où la rupture avec Benoît XVI fut la plus nette. Par son motu proprio Summorum Pontificum de 2007, celui-ci avait mis fin à la stigmatisation des traditionalistes et remplacé la guerre liturgique par l’enrichissement mutuel des rites. Son credo, énoncé en 2008 à Lourdes : « Nul n’est de trop dans l’Église.» En annulant ce texte au profit du motu proprio Traditionis Custodes de 2021, François avouait au contraire son intention d’éradiquer cette mouvance, soupçonnée de constituer une Église dans l’Église. En caricaturant au passage le traditionalisme en nostalgie obscurantiste, ignorant la recherche de spiritualité et de sacralité dont elle témoigne, l’attirance pour sa liturgie de nombreux jeunes, comme les nombreuses conversions et vocations qu’elle suscite. Une défiance qui s’étendit jusqu’aux évêques suspects de bienveillance à l’égard de cette mouvance, comme le montra la démission exigée en 2024 par le pape de Mgr Dominique Rey, évêque de Fréjus-Toulon, pourtant le plus dynamique et le plus missionnaire des diocèses de France. Hostilité qui témoignait, de la part du pape, d’une forme d’idéologisation et de sacralisation de la pastorale post-Vatican II, en dépit de son bilan catastrophique, au risque de vouloir casser le peu de choses qui portent du fruit dans l’Église.
Une Église en voie de rétrécissement
Car les statistiques ne sont guère encourageantes. Si la proportion de catholiques dans la population mondiale reste stable (17,5% en 2022), le nombre de prêtres (- 3% en 10 ans) et surtout de séminaristes (- 11%) ne cesse de décroître : l’essor en Afrique et en Asie ne suffit plus à compenser le déclin des autres continents. Dans Pape François. La révolution (Gallimard), le vaticaniste du Figaro Jean-Marie Guénois souligne : « Les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI semblent avoir poussé et maintenu plus de monde dans les églises et dans les séminaires que le pontificat de François, plus clivant à beaucoup d’égards, peu amène pour les clercs, plus social et moins religieux.»
Une communication erratique
François avait la parole facile et imagée, et se faisait comprendre de tous, ce qui avait le mérite de rapprocher de l’Église des gens rebutés par son côté élitiste et intellectualisant. L’inconvénient était que son goût pour l’improvisation et les formules à l’emporte-pièce, les interviews données à des journalistes amis mais hostiles à l’Église, publiées sans jamais être relues, les conférences de presse dans les avions à l’issue de voyages harassants, ont multiplié les faux-pas, les déclarations démenties dès le lendemain, les polémiques inutiles et les raccourcis médiatiques, introduisant une atmosphère de confusion qui a lassé jusqu’à ses plus fidèles soutiens. Et d’autant plus dommageable qu’elle ne s’est pas limitée au domaine de la communication, mais a aussi affecté la clarté du discours sur la foi, suscitant des polémiques théologiques comme l’Église n’en avait plus connu depuis les années 1960.
Une Église profondément divisée
Jamais, dans l’histoire contemporaine, les divisions au sommet de l’Église n’auront ainsi été étalées au grand jour. À plusieurs reprises, des prélats de premier plan (les cardinaux Müller, Burke, Sarah ou Pell) ont, de manière plus ou moins feutrée (le cardinal Müller, ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, a un jour taxé le pape François de « barbarie théologique»), attaqué des initiatives du pape ou des textes publiés par le Vatican avec son aval, sur des sujets aussi divers que la famille, la théologie morale, la synodalité ou l’immigration. En cause : une confusion noyant la sûreté doctrinale dans des formulations floues visant à flatter l’opinion, une remise en cause de l’héritage théologique et moral de Jean-Paul II et de Benoît XVI, une tentation d’aligner les positions de l’Église sur les évolutions sociétales contemporaines, une pastorale qui, pour se vouloir miséricordieuse, ferait fi de la doctrine et serait comprise par la plupart des fidèles comme une disparition de la notion même de péché – le journaliste athée Eugenio Scalfari, interlocuteur privilégié du pape qu’il a interviewé à plusieurs reprises, l’a ainsi félicité d’« avoir aboli le péché». Le comble a été atteint lors de la publication, en décembre 2023, de Fiducia supplicans, le texte de la Congrégation pour la doctrine de la foi autorisant la bénédiction des couples homosexuels, qui a suscité l’opposition publique de nombreuses conférences épiscopales et de l’Afrique entière. Du jamais-vu dans l’histoire de l’Église.
La défense de la vie
Sur un domaine pourtant, la défense de la vie de la conception à la mort naturelle, François a défendu les positions de l’Église avec fermeté, n’hésitant pas à employer des mots qui choquent pour réveiller les consciences : rappelant à des nombreuses reprises que l’avortement « est un homicide», allant jusqu’à comparer les médecins qui le pratiquent à des « tueurs à gages» ou évoquant à propos de l’euthanasie une « culture du rebut ». Ses détracteurs notent pourtant qu’en dépit de ces fermes déclarations, François ne s’est jamais précipité pour soutenir les défenseurs de la vie et que, que ce soit au sein de l’épiscopat américain ou par son lâchage de l’ancien archevêque de Paris Mgr Aupetit sur la foi de simples rumeurs, il a constamment mis des bâtons dans les roues des évêques les plus en pointe sur ces sujets.
Les abus sexuels
Même ambiguïté sur ce sujet ô combien brûlant, où le pape n’a cessé d’alterner dénonciations virulentes et attitudes plus ambiguës, allant jusqu’au soutien obstiné à des personnalités mises en cause, ou même convaincues de tels abus. Le voyage de François au Chili, en 2018, tourna ainsi au fiasco, à cause d’une phrase du pape balayant les accusations contre un prélat, soupçonné d’avoir protégé un prédateur, comme autant de « calomnies» (l’évêque en question, Mgr Barros, devra plus tard démissionner). Cette même année, un scandale avait éclaté lorsqu’il était apparu que l’un des conseillers de François, le cardinal américain McCarrick, était l’auteur d’agressions sexuelles pour lesquelles il avait été sanctionné par Benoît XVI. Dans la foulée, un site américain avait écrit, citant une source vaticane, que la réticence du pape à sanctionner divers prédateurs avait été la cause de sa rupture avec le cardinal Müller. Fin 2022, on révélait qu’un jésuite et célèbre mosaïste, le père Rupnik, ami du pape François, était accusé d’agressions sexuelles sur des religieuses : motif pour lequel il avait été excommunié en mai 2020 – excommunication levée le même mois. Or la seule autorité légitime pour lever ainsi une excommunication est celle du pape… Ledit père Rupnik vivrait aujourd’hui dans un couvent qu’il partage avec d’autres jésuites… mais aussi des religieuses !
La promotion des femmes
Les féministes lui reprochent certes de ne pas en avoir fait assez, en refusant de changer la politique constante de l’Église réservant la prêtrise aux hommes, ou en n’ouvrant pas le dossier du diaconat féminin : reste qu’on peut porter au crédit de François d’avoir ouvert comme jamais les postes de responsabilité aux femmes, nommées à la tête des dicastères (ministères) vaticans ou à des responsabilités importantes à la curie, tandis que les religieuses se voyaient ouvrir les portes du synode.
Écologie et pandémie
L’encyclique du pape sur l’écologie, Laudato si’, restera comme son texte le plus marquant, source d’inspiration pour nombre de jeunes chrétiens. Si cette insistance de François sur l’écologie a beaucoup contribué à sa popularité, beaucoup y ont vu aussi l’un des signes de la transformation progressive de l’Église en une simple ONG focalisée sur des thèmes très horizontaux, par des discours guère différents de ce que l’on peut entendre dans les différentes instances de gouvernance mondiale. L’attitude du pape face la pandémie de Covid-19 aura suscité, à ce titre, de profondes réticences dans le monde catholique : là où l’on attendait une lecture spirituelle permettant de redonner une espérance et profitant de cette crise pour bousculer le rapport des sociétés modernes à la mort, l’Église de François s’est contentée de relayer des consignes hygiénistes, se comportant en simple supplétive de l’OMS et avalisant le fait que la messe soit considérée comme une activité “non-essentielle”… Un paradoxe de plus pour un pape qui n’aura cessé de défendre la piété populaire, tout en condamnant la messe en latin, l’encens et les beaux ornements liturgiques, et en laissant l’un de ses proches déclarer que l’attachement à la messe relevait d’une forme « d’analphabétisme spirituel»…
La pomme de discorde de l’immigration
« Notre théologie est une théologie est une théologie de migrants», déclarait le pape François dès les premières pages de son livre Politique et Société. Le sujet, là encore très horizontal, aura accaparé la parole et l’énergie du pape comme aucun autre. Défendant l’accueil des migrants sans souci du bien commun, ni des conséquences culturelles, économiques et sociales, sécuritaires ou même religieuses de l’immigration de masse, ni même de l’intérêt réel à long terme des migrants ou de leurs pays d’origine, François aura fait du droit à migrer une sorte d’impératif catégorique sous forme de martèlement obsessionnel, et du migrant une sorte de figure rédemptrice – allant jusqu’à faire remplacer l’image du Christ, sur un crucifix du Vatican, par un gilet de sauvetage… Mêlant sans arrêt charité et politique, il n’aura cessé de condamner les politiques visant à maîtriser les flux migratoires et de culpabiliser les opinions occidentales en les taxant d’égoïsme et de racisme. En diabolisant l’attachement légitime des peuples à leur continuité historique, il aura commis une faute pastorale majeure, en détournant de l’Église des pans entiers de l’opinion européenne.
Une diplomatie contestée
Comme Emmanuel Macron, François a souvent voulu faire de la diplomatie par-dessus la tête de ses diplomates – avec des résultats guère plus heureux. Les relations avec la France auront d’ailleurs été tendues, à cause de la volonté insistante du pape qu’aucun de ses trois passages sur le territoire national n’apparaisse comme une visite officielle en France. La grande affaire diplomatique du pontificat de François aura été la normalisation des relations avec la Chine communiste, à travers un accord secret conclu en 2018, négocié par le cardinal Parolin, qui reconnaît à Pékin un droit de regard sur les nominations d’évêques. L’accord a été vivement critiqué par l’ancien archevêque de Hong Kong, Mgr Zen, comme une trahison de l’Église catholique clandestine. Il n’a en tout cas pas mis fin aux persécutions antichrétiennes du régime. Sur la question ukrainienne, les initiatives intempestives du pape auront réussi à mécontenter les deux parties. Sur le plan du dialogue interreligieux, la déclaration cosignée par François et l’imam d’Al-Azhar en février 2019 à Abu Dhabi, reconnaissant « la pluralité des religions» comme « une sage volonté divine »), a horrifié nombre de théologiens, dont le franciscain Thomas Wainandy, membre de la Commission théologique internationale, qui a dénoncé « une subversion doctrinale» qui « sape les fondements mêmes de l’Évangile ». En 2017, le même théologien avait écrit au pape une lettre où il lui reprochait d’entretenir « une confusion chronique » et de « dévaloriser la doctrine de l’Eglise ».
Et demain ?
Le pape a profondément renouvelé le collège des cardinaux : 80 % des électeurs du futur pape auront été nommés par lui. Est-ce à dire que le successeur de François sera son clone ? Pas forcément, car ses nominations furent souvent des “coups de cœur”, impulsifs, qui pouvaient profiter aussi à plus conservateurs que lui. Si des noms de papabili circulent bien évidemment (parmi lesquels le Philippin Tagle, le Hongrois Erdő, le Suédois Arborelius ou le Français Aveline), il faut se rappeler que rien n’est plus incertain qu’un conclave, rencontre sous haute tension d’hommes venus du monde entier et qui ne se connaissent guère, voire pas du tout. Où manœuvres de factions, enjeux psychologiques et questions de fond s’entrechoquent pour un résultat imprévisible. Une seule chose est certaine : s’il veut enrayer le déclin de l’Église, le nouveau pape devra lui donner un nouvel élan missionnaire. Outre l’indispensable réconciliation entre chrétiens, celui-ci ne semble pouvoir passer que par un discours plus clair, plus cohérent, plus lisible, et surtout plus spirituel, réaffirmant avec une netteté sans ambiguïté la spécificité du message catholique et la véritable révolution qu’il a pour mission d’apporter aux hommes : l’amour du Christ, qui leur ouvre la porte de la vie éternelle.
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