LE FIGARO. — On débat beaucoup en ce moment de la liberté de parole qui s’exerce sur les réseaux sociaux et qui serait, selon certains, une menace pour la démocratie. Est-ce que, selon vous, il y a une différence culturelle entre la liberté d’expression « à l’américaine » et celle qui est développée en Europe ?
PEGGY SASTRE. — Oui, il existe une différence fondamentale entre la conception américaine et européenne de la liberté d’expression. Aux États-unis, la liberté d’expression est protégée de manière maximale par le Premier Amendement, qui empêche pratiquement toute restriction sur les discours politiques, y compris ceux considérés comme offensants ou haineux. Ce à quoi il convient de rappeler, car on a tendance à l’oublier ou à ne pas le savoir, que la loi américaine punit les menaces directes et immédiates de dommages physiques, tout comme le harcèlement, le vandalisme et l’intimidation, sans même parler de la diffamation ou des secrets industriels ou militaires…
En Europe, en revanche, cette liberté est bien plus encadrée : la législation inclut souvent des limites liées aux « discours de haine » ou encore à la protection de la dignité humaine. Cette différence se traduit aussi dans les pratiques culturelles. En Europe, les lois et la sensibilité collective tolèrent moins les provocations publiques qui pourraient heurter certaines communautés. Comme le détaille le rapport «The Free Speech Recession Hits Home» du think-tank The Future of Free Speech, de Jacob Mchangama, plusieurs démocraties européennes ont adopté des lois de plus en plus restrictives sous prétexte de lutte contre la désinformation, la haine en ligne ou la protection de la cohésion nationale.
— Pourtant le droit à la caricature semble moindre aux États-unis. Pas un seul journal ne pourrait publier des caricatures hostiles à l’islam comme elles sont publiées en France dans Charlie Hebdo. Comment expliquer ce paradoxe ?
— Par une différence entre les principes juridiques et les normes culturelles. Aux États-Unis, la liberté d’expression est juridiquement plus large, mais dans la pratique, l’autocensure y est plus présente, notamment sous la pression sociale et économique. Les médias américains sont particulièrement vulnérables aux pressions des groupes militants, aux boycotts, voire à la menace physique, ce qui les pousse à éviter certains sujets trop polémiques. C’est un point que j’aborde dans Ce que je veux sauver en analysant comment certaines formes de censure ne viennent pas nécessairement de l’état, mais d’une dynamique sociale où la peur des représailles (y compris économiques) limite la liberté de parole. En France, la tradition satirique et la laïcité républicaine ont installé une tolérance culturelle plus large envers la critique des religions. L’affaire des caricatures de Charlie Hebdo en est un exemple frappant : malgré les menaces, l’hebdomadaire a continué à publier des dessins provocateurs, alors qu’aucun grand journal américain n’a osé les reproduire dans leur intégralité.
— Est-ce qu’une liberté d’expression absolue n’aboutit pas à la tyrannie des susceptibilités ?
— La liberté d’expression absolue n’existe pas, d’une part. Si on parle de liberté d’expression maximale, comme elle est consacrée par le Premier Amendement de la Constitution américaine, non, je ne pense pas qu’elle conduise à la tyrannie des susceptibilités, mais plutôt à leur confrontation ouverte. On en a un exemple avec le « retour de bâton » contre le wokisme aux États-unis : à la fois le wokisme a été le plus fort chez eux, mais en même temps il aura généré des réactions – pas toujours finaudes, mais c’est un autre débat – qui auront permis de le faire reculer avec une vitesse impressionnante. En France, je crains qu’on manque de tels contre-pouvoirs et, globalement, d’une culture qui, en fin de compte, empêche toute orthodoxie trop massive de faire souche… Ensuite, l’argument selon lequel la liberté d’expression illimitée pourrait créer un climat de violence est souvent avancé pour justifier des restrictions, mais il repose sur une logique qui inverse la causalité : ce n’est pas l’expression qui engendre la violence, mais l’interdiction du débat qui alimente la radicalisation.
Je me réfère encore au rapport « The Free Speech Recession Hits Home », qui est une mine sur le sujet. Il montre que les législations contre les discours de haine et la désinformation ont rarement prouvé leur efficacité à contenir les tensions sociales. Au contraire, elles donnent souvent une aura de martyre aux discours interdits, les renforçant au lieu de les affaiblir. C’est aussi un point que je traite dans mon livre, en soulignant que la répression des idées jugées « dangereuses » aboutit souvent à leur diffusion clandestine, les rendant encore plus toxiques. La seule réponse efficace à une idée délétère reste de lui opposer une meilleure idée, et non de la censurer. Je suis aussi très sensible à une sorte d’argument mitochondrial (en biologie, cellule chargée de récupérer l’énergie fournie par les molécules afin de les stocker pour une utilisation future, NDLR) pour la liberté d’expression maximale : quand on étouffe une idée, même et surtout atroce, on empêche par la même occasion toutes les autres idées qu’elle aurait pu faire naître. Et il est impossible, a priori, de connaître la descendance d’une idée…
La transparence est préférable à l’obscurité. Une idée exposée à la critique peut être combattue, alors qu’une idée interdite se propage en sous-main, » sans opposition
— On entend un discours selon lequel la liberté d’expression serait devenue l’ennemie de la liberté, et même de la démocratie. Ce discours est-il nouveau ?
— Non, ce discours n’est pas du tout nouveau. Il s’inscrit dans une tradition qui remonte aux régimes autoritaires et aux idéologies totalitaires du XXe siècle, qui trouvent leur genèse dans la dégénérescence de la Révolution française en Terreur. Soit un exemple emblématique d’une période où les crises politiques et sociales conduisent à un rejet de la liberté d’expression, souvent au nom de la préservation de l’ordre et de la sécurité. Initialement, la Révolution a promu la liberté d’expression comme un droit fondamental, avant de sombrer dans la Terreur et d’adopter des politiques de censure et de répression politique. En 1789, l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclamait que « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement», mais dès 1793, la Révolution basculait dans un régime de répression où les « ennemis de la liberté » étaient pourchassés. La loi des suspects permettait d’arrêter toute personne dont les propos étaient jugés hostiles au régime, et la loi de Prairial, de 1794, instituait la peine de mort pour de simples infractions verbales, comme critiquer la Convention nationale ou diffuser des « fausses nouvelles » (cela vous rappelle quelque chose ?). En on arrive à 17 000 exécutions, souvent pour des délits d’opinion. La Révolution est peut-être le cas d’école de ce paradoxe récurrent : ceux qui prétendent défendre la liberté sont souvent les premiers à l’étouffer lorsqu’ils estiment que son exercice met en péril leur projet politique. L’argument selon lequel la liberté d’expression mettrait en danger la démocratie est souvent employé par ceux qui souhaitent encadrer le débat public et imposer une norme idéologique unique. Dans Ce que je veux sauver, j’analyse l’évolution des totalitarismes modernes qui, au lieu d’imposer un contrôle direct, créent des formes de censure par pression sociale, comme le wokisme ou les lois contre la « désinformation ». Les travaux de Jacob Mchangama et de son think-tank mettent aussi en évidence la manière dont plusieurs démocraties utilisent la lutte contre la « haine en ligne » pour restreindre des opinions qui ne sont pas forcément haineuses mais simplement dissidentes, le tout selon cette règle : plus un régime démocratique s’inquiète pour sa stabilité, plus il a tendance à restreindre la liberté d’expression.
En Allemagne, la législation sur les discours haineux a entraîné des milliers d’arrestations pour des commentaires postés sur internet, avec des descentes de police à l’aube pour des individus accusés d’avoir insulté des personnalités publiques. En France, des lois comme celle contre « l’apologie du terrorisme » ont été utilisées de manière abusive, parfois contre des enfants ou des militants, criminalisant des opinions sans appel clair à la violence. Autant de dérives qui partagent la logique de la dégénérescence de la Révolution française : la liberté d’expression est d’abord célébrée comme un principe fondateur, puis progressivement restreinte dès qu’elle est perçue comme une menace par le pouvoir en place. Le risque majeur de cette logique est que la démocratie elle-même commence à fonctionner comme un régime autoritaire sous prétexte de se défendre contre ses ennemis. Comme l’explique Mchangama, l’histoire montre que les démocraties qui restreignent excessivement la liberté d’expression finissent par affaiblir les principes qu’elles prétendent protéger, en renforçant notamment les mouvements qu’elles cherchent à combattre. En somme, le discours affirmant que «trop de liberté d’expression nuit à la démocratie » est une vieille rengaine qui accompagne toutes les périodes de crise. Ce qui est nouveau, c’est l’ampleur de son acceptation dans les démocraties modernes, notamment sous couvert de protection contre la désinformation et les discours de haine. Mais comme l’a montré l’histoire, chaque fois que la liberté d’expression a été sacrifiée à la stabilité, c’est la démocratie elle-même qui a fini par s’effondrer.
— Vous dites que la censure ne fonctionne pas. Avez-vous des exemples concrets de censure qui ait empiré le mal ?
— Oui, plusieurs exemples plus ou moins récents montrent que la censure ne fait que renforcer les idées qu’elle prétend combattre. Le plus éloquent, et bizarrement le moins connu, concerne l’Allemagne prénazie. Voyez les travaux de Timothy Garton Ash : l’Allemagne de Weimar avait adopté des lois strictes contre les discours antisémites, poursuivant et emprisonnant plusieurs propagandistes nazis, notamment Julius Streicher, éditeur de Der Stürmer. Plutôt que d’étouffer leurs idées, ces procès leur ont offert une tribune et un statut de martyrs qui ont contribué à la montée du nazisme. Je pense aussi à l’interdiction de Dieudonné en France. Ses spectacles ont été interdits, Manuel Valls en a fait une croisade personnelle et quoi ? Cela l’a transformé en figure de la « liberté d’expression contre le système», renforçant son influence auprès d’un public complotiste qui aurait pu rester marginal. Concernant le cordon sanitaire médiatique en Belgique, contrairement à ce que certains prétendent, l’interdiction médiatique des partis d’extrême droite en Wallonie n’a pas empêché leur progression ailleurs, notamment en Flandre. La logique est toujours la même : en excluant certaines idées du débat public, on les pousse dans des sphères où elles prospèrent sans contradiction.
— Quels sont vos arguments pour faire valoir qu’une maximisation de la liberté d’expression comporte moins de dangers que sa limitation ?
— D’abord parce que la transparence est préférable à l’obscurité. Une idée exposée à la critique peut être combattue, alors qu’une idée interdite se propage en sous-main, sans opposition. Ensuite, comme je l’ai mentionné, l’histoire prouve que la censure renforce ce qu’elle cherche à éliminer : le nazisme, le fondamentalisme islamiste et même certaines formes de radicalisation politique ont prospéré précisément là où l’expression était contrainte. Enfin, la liberté d’expression est un rempart contre le totalitarisme : une société qui commence à limiter l’expression ouvre la porte à des restrictions toujours plus grandes, jusqu’à étouffer toute dissidence. Si la censure pouvait réellement empêcher la haine et la violence, nous vivrions dans un monde pacifié. Or, les sociétés qui l’appliquent le plus rigidement ne sont pas les plus démocratiques, bien au contraire.