En France, la différence de niveau entre les deux sexes dans le maniement des chiffres intervient dès l’école élémentaire et grandit au cours de la scolarité. |
« C’est le résultat d’un ensemble assez complexe de facteurs culturels, éducatifs et sociaux historiques », avance auprès du Figaro Dominique Rossin, directeur de l’enseignement et de la recherche à Polytechnique, pour expliquer les résultats de son école. Colette Guillopé, mathématicienne et militante pour la place des femmes dans les sciences, avance de son côté une grille d’explication politique, et surtout très concrète : « Le gouvernement dont Blanquer faisait partie avait rendu les mathématiques facultatives à partir de mars 2019 et forcément, cinq ans après, on en voit les effets », s’agace-t-elle. L’ancien ministre de l’Éducation nationale avait supprimé les mathématiques du tronc commun pour les élèves de première et terminale, suscitant l’ire de nombreux professeurs et de scientifiques.
Car l’une des conséquences de cette réforme était largement « prévisible », s’emporte Colette Guillopé : « On savait que beaucoup de filles ne choisiraient pas la spécialité mathématiques, et in fine, elles ne pourront donc pas aller en école d’ingénieurs ou dans les filières scientifiques. » La direction de l’x, elle-même, se soumet à cette explication :
« Aujourd’hui, dès le lycée, elles doivent choisir une spécialité mathématiques au lieu d’une orientation en première scientifique globale (les anciennes filières S très prisées, NDLR) », détaille Dominique Rossin. Avant la réforme du bac, les classes de terminale S comptaient presque une moitié de filles. En 2022, plusieurs études ont montré que ce taux avait drastiquement diminué dans la nouvelle spécialité maths : le pourcentage de fille pratiquant des maths intensives a ainsi baissé d’environ 10 points en seulement deux ans. « Il faut donc pouvoir accompagner, intéresser et motiver les futures candidates avant leurs choix d’options », déclare le directeur de l’enseignement et de la recherche à Polytechnique. Vaste programme.
Mais pour quelles raisons les filles choisissent-elles moins les maths que les garçons ? Pour comprendre les enjeux du débat, il faut revenir à l’enfance. En France, la différence de niveau entre les deux sexes dans le maniement des chiffres intervient très tôt. « Nous battons le record du monde de différence de performance entre les hommes et les femmes », tranche le physicien et professeur Étienne Klein. « On constate un décrochage des filles dès le CP », poursuit-il. Et ce, quel que soit « le niveau social de l’élève », « son lieu d’habitation » et s’il est inscrit « dans le privé, le public, ou encore dans des écoles spécifiques comme Montessori », précise au Figaro Thomas Breda, chercheur à l’école d’économie de Paris, au CNRS et à l’institut des politiques publiques.
« Ce qui est intéressant, c’est qu’au début du CP, il n’y a pas d’écart entre les filles et les garçons. La différence se creuse en seulement quelques mois et est déjà importante au début du CE1 », détaille le chercheur. C’est d’autant plus curieux qu’elle reste une réalité tout au long de la scolarité. D’après les classements Timss de ces dernières années, en CM1, l’écart entre les filles et les garçons ne cesse de se creuser à l’avantage des seconds : 6 points en 2015, 13 points en 2019 et 23 points en 2023. « Cela pointe le rôle de l’école primaire », conclut Thomas Breda. Mais que cela signifie-t-il concrètement ? « Le fait qu’il n’y ait pas d’écart en début de CP pointe vers plus de facteurs culturels que biologiques », analyse le chercheur. « Toute la société, les parents, les enseignants, tout le monde leur répète que les maths ne sont pas faites pour elles. C’est complètement intégré et ça arrive très tôt dans leur scolarité. Ainsi, dès qu’elles peuvent s’échapper du fait mathématique, elles partent », sanctionne Colette Guillopée. Les termes du débat sont posés, et en réalité déjà connus.
Pour certains experts et militants, la société ferait en effet croire à sa jeunesse qu’il existerait des matières féminines et des matières masculines. « Certains stéréotypes ont la dent dure, comme le fait que les mathématiques seraient de fait des domaines masculins, et que les sciences du vivant seraient davantage féminines », expose ainsi le directeur de l’enseignement et de la recherche à Polytechnique, Dominique Rossin. En résumé, les femmes seraient du côté du « care », du sensible, de l’autre ; quand les hommes seraient du côté du rationnel et de l’abstraction. « Elles sont par exemple beaucoup plus nombreuses en biologie, en médecine ou encore en droit, qui est aussi, je crois, une manière de s’occuper des autres », explique Colette Guillopé, ancienne présidente de l’association Femmes et mathématiques. « Hugo Duminil-Copin, lauréat de la prestigieuse médaille Fields, m’a raconté avoir entendu un élu breton confesser devant tout le monde : “Je suis nul en maths, c’est ma part féminine”, raconte Étienne Klein. C’est tout à fait révélateur. En France, il y a l’idée qu’il existe différents types de cerveau et, à 10 ans, un élève connaît la réputation qu’on donne à son cerveau et cela va déterminer son parcours scolaire. »
Mais pourrait s’ajouter à cela une difficulté supplémentaire. Les mathématiques sont en effet perçues comme sélectives, et donc, discriminantes. Et cette « sélectivité » affecterait davantage la performance des filles. « Les biais entre les garçons et les filles sont bien connus. Au collège, quand un garçon a 12 en maths, il pense qu’il est bon, une fille se dit qu’elle est mauvaise », résume le physicien Étienne Klein. Ce que prouve d’ailleurs une enquête de l’éducation nationale : à niveau de maîtrise égal, les filles ont tendance à se juger plus sévèrement que les garçons lors des évaluations, et particulièrement en mathématiques (84 % des filles ont confiance en elles en sixième contre 92 % des garçons). Et les conséquences de cette vision discriminante ont fait l’objet d’études. « Nous avons élaboré des tests pour évaluer la capacité de représentation dans l’espace ou encore la capacité d’évaluation des nombres. Toutes ces études de psychologie expérimentale montrent que les filles et les garçons ont les mêmes capacités à l’enfance », détaille la neurobiologiste et directrice de recherche honoraire à l’Institut Pasteur Catherine Vidal. « Si, maintenant, on s’adresse à une tranche d’âge supérieure, on constate de moins bonnes performances chez les filles par rapport aux garçons. »
Mais que se passe-t-il alors dans le cerveau ?
« Nous avons regardé quelles zones s’activaient pendant les tests de rotation mentale en trois dimensions (dans cette expérience, on montre un objet sur un écran vidéo en 3D, on le fait tourner et on demande à la personne qui subit le test de donner la position de l’objet en question) avec des IRM. Si, avant de faire le test, on affirme aux filles qu’elles sont proportionnellement meilleures que les garçons à ce test, on atteint un taux de 30 % d’erreur et on voit que ce sont les régions qui sont impliquées dans l’attention et la mémoire qui s’activent. Si, avant le test, on leur affirme au contraire que les garçons sont meilleurs : elles font 42 % d’erreur en moyenne et ce sont cette fois les zones des émotions qui se retrouvent impliquées. » Autrement dit, le fait de dire aux filles qu’elles sont mauvaises entraîne « une augmentation de la charge émotionnelle qui va interférer avec les processus cognitifs. Cela s’appelle “la menace du stéréotype” », détaille la neurobiologiste.
Mais pour Peggy Sastre, docteur en philosophie des sciences, cette insistance sur le niveau des femmes en mathématiques cache bien d’autres réalités. « À l’école, les filles sont en fait beaucoup plus polyvalentes que les garçons », tient à souligner la journaliste. Ce que confirment de nombreux chiffres sur le sujet. Elles sont plus nombreuses que leurs homologues masculins à obtenir le brevet sur une génération (91 % contre 85 %) ou encore le baccalauréat (84 % contre 75 %), d’après un rapport de l’éducation nationale de 2023. Si les filles sont donc plus faibles en maths pendant leur scolarité, elles sont meilleures que les garçons dans de très nombreuses matières, et notamment en lettres. « Comparativement, les garçons sont bien moins bons en français que les filles mauvaises en mathématiques. On a un souci global de décrochage des garçons qui désinvestissent l’école avec des problèmes de comportement », déplore le chercheur Thomas Breda. Qui poursuit : « Une grosse partie du problème vient d’ailleurs du fait que les garçons abandonnent les matières littéraires et, par conséquent, surinvestissent les sciences. »
La grande divergence en termes scientifiques se résume par le fait que les femmes, en moyenne, en général sont davantage orientées “personne”, humain, et les hommes orientés “objets”, abstraits. » Pour étayer son propos, la journaliste s’appuie sur les résultats féminins en sciences dans les pays étrangers. Des études ont montré que, paradoxalement, plus le pays est développé, moins les filles s’engagent dans des études scientifiques. C’est ce qu’on appelle le « paradoxe scandinave », car, à l’origine, le phénomène a été constaté dans les pays du Nord. « En résumé, plus un pays se libéralise, plus le “gender gap” en maths se creuse », conclut-elle.
« Le gouvernement dont Blanquer faisait partie avait rendu les mathématiques facultatives à partir de mars 2019 et forcément, cinq ans après, on en voit les effets » Colette Guillopé mathématicienne
Pourquoi ? Car, dans les pays moins développés, « vous avez des contraintes économiques plus fortes en tant que femme, et vous allez privilégier une profession plus rémunératrice — ce qui est effectivement le cas des fonctions scientifiques quel que soit le pays. Vous faites ce choix, même si cela vous plaît moins, c’est un facteur d’indépendance », détaille Peggy Sastre. En une soixantaine d’années d’existence, seules deux femmes ont été récompensées de la médaille Fields : l’iranienne Maryam Mirzakhani (2014) et l’ukrainienne Maryna Viazovska (2022).
« Dans les pays libres, les femmes choisissent », soutient encore la journaliste, pour qui il n’est donc pas nécessaire de parler d’« injustice ». « Je regrette qu’on conspue cet écart. Une différence de distribution selon les populations et selon les sexes n’est pas un signe que quelque chose va mal et devrait être nécessairement corrigé. » Pour elle, l’explication entièrement culturelle ne tient pas la route. C’est une distribution « naturelle mais aussi culturelle, comme toujours ». « Il y a une base biologique, c’est évident, liée à la reproduction. » Difficile de démêler les aspirations profondes et inhérentes à chaque sexe des constructions sociales de sociétés multimillénaires. Une chose est sûre, les politiques mises en place pour attirer les filles portent difficilement leur fruit. L’égalité parfaite dans les différents métiers semble être une utopie. Car si les femmes sont encore trop peu nombreuses en école d’ingénieurs, laisseront-elles leur place aux hommes dans les facultés de médecine ou au concours de l’école nationale de la magistrature ?
Voir aussi
Étude de 2018 (n=2064) : pas d’effet de menace du stéréotype sur résultats en maths des filles
Le paradoxe de l’égalité entre les sexes c. la théorie du genre (documentaire norvégien)
Jordan Peterson et l’égalité des sexes : députée et ex-ministre suédoise à du mal à comprendre